2008, XURIGUERA Gérard, "Les Couleurs du rêve et de la vie"

Les Couleurs du rêve et de la vie

 

En dépit de la confusion des genres, l'histoire de l'art nous confirme que les peintres passent plus souvent à la troisième dimension que les sculpteurs, qui ont de leur processus une conception spatiale différente, et forcément un autre rapport à la matière. Martine Martine ne s'est pas laissé enfermer dans cette problématique, car elle toujours mené une double aventure, d'abord fondée sur le dessin et la couleur, avant de basculer vers la sculpture.

 

Depuis, elle pratique parallèlement les deux disciplines, sans jamais perdre
son autonomie syntaxique. Bien entendu, son médium n'est pas le même, mais son
potentiel sémantique ne change pas, qu'il accompagne l'influx du geste sur la toile ou creuse et module le bloc avec autorité. Elle n'a donc pas souhaité choisir entre les deux orientations, parce qu'elle éprouve à leur égard un besoin physique et mental similaire. Et si sa vision est pour certains davantage connotée par la tridimensionnalité, elle n'a pas cessé de considérer la peinture comme une activité majeure.

 

Ceci posé, outre sa fidélité à la charge émotionnelle du visible, des constantes colligent ses deux volets stylistiques, notamment l'attaque directe et simplifiée de la forme, la 1 prédilection pour le dessin de contour, la focalisation sur plusieurs sources lumineuses, le recours à la sensualité de la courbe, une identique rigueur dans l'ordonnancement des éléments, dont les échanges participent à la stabilité des rendus respectifs.


En revanche, à l'huile ou dans ses lavis, grâce aux brassages du pinceau, aux appoints de la chromie et à l'échelonnement des formes, elle peut colmater ou élargir une zone lacunaire, travailler sur la capillarité, affiner les lignes de fuite ou les stopper, prolonger un plan ou en limiter l'envergure, alterner les gradations colorées ou associer les fondus, opter pour le foisonnement ou le renoncement, c'est-à-dire retoucher à loisir la surface, en favorisant autant de combinatoires visuelles. Et en toutes circonstances, elle privilégie des données communes : établir une efficace circulation des énergies, une régulation des parties, assurer aux temps forts une mitoyenneté compatible, contrôler son aptitude au baroquisme et ajuster la houle des rythmes, facteurs interactifs dont la conjonction nous ramène en permanence à un art de proximité en concordance avec le règne naturel, humain et animal.


Maintenant, nonobstant de rares réminiscences fortuites ou consenties, la peinture de Martine ne doit rien à personne, sinon aux exigences qu'elle s'est assignées, dans sa libre interprétation des apparences. Sa finalité étant de nous transmettre ce qu'il y a d'unique dans chaque parcelle de vivant. Toutefois, son approche ne relève pas de la chose vue ou imaginée -elle ne choisit pas ses thèmes, ils s'imposent à elle- mais d'une perception elliptique qui s'en tient plus à une globalité narrative qu’au détail.

 

Il ne s'agit surtout pas de nouer consciencieusement les mailles d'un récit, mais de restituer un climat, de signifier des présences, dont les résonances rejoignent le credo de Delacroix : « Le sujet, c'est toi-même, c'est en toi qu'il faut regarder, et non autour de toi. »


Dès ses premières oeuvres, la marque de Martine est déjà tangible et n'en finira pas de se conforter, en poursuivant avec le réel une féconde dialectique. Une relation née de la ténacité d'un labeur de chaque jour, qui ne préconçoit pas le motif, mais l'empoigne et le transfigure avec une assurance où la charpente structurelle ne s'oppose pas au sensible.
Certes, compte tenu de son itinéraire peuplé de rencontres gratifiantes, de succès précoces et de pauses régénératrices, elle aurait pu subir des influences, mais adossée à ses acquis et à son indépendance, elle n'a pas vacillé. À bien y regarder, son parcours n'emprunte ni à la postérité cubiste, fauviste ou à la tournure réaliste stricto sensu. Redevable à sa formation, à son milieu socioculturel, mais ancrée dans son époque, elle se prévaut de ses propres codes, assortis d'une inclination à la construction irriguée d'un lyrisme tantôt discret, tantôt flamboyant, au sein duquel la main ne se refuse pas au geste, tout en gardant sa retenue. La secrète harmonie émanant de ses compositions, procédant essentiellement de ce qui l'a touchée.

 

Mais la vraie question n'est-elle pas plutôt la suivante : l'art de figurer, s'il est le miroir du monde, en réfléchit-il une image inversée ? Ne l'oublions pas, même le reflet le plus parfait est déjà une transformation, voire une interversion de la droite et de la gauche. À cet endroit, l'un des thèmes les plus anciens et les plus constants, dans la trajectoire de Martine, décline une interrogation vertigineuse : ces mains innombrables, presque toujours la gauche, apparaissent-elles comme la reproduction de celle qu'elle prend pour modèle, en la hissant devant ses yeux en des poses variées, ou sontelles la réverbération inverse de l'autre, invisible, l'humble besogneuse mais créatrice, la droite ?


La série de toiles plantées de forêts d'avant-bras verticaux, resserrés dans l'élan fédérateur d'un subtil langage des signes ou de gestes perdus tentant d'agripper le regard, semble battre la mesure d'un incroyable Concerto pour la main ga11che. À moins que ce ne soit l'autre, qui pianote en touches colorées et orchestre une immense Symphonie pour la main droite.


Tous ces doigts qui demandent la parole, ces paumes qui s'élancent pour être vues, implorent le ciel ou lancent un appel, ne sont que les répliques de l'autre, celle qui dans l'ombre s'acharne à peindre son cri. Or, cette main droite se glisse parfois dans le champ, mais si subrepticement qu'on la devine à peine. Très peu fréquente dans la démarche de Martine, cette intrusion doit être soulignée, son avènement ne pouvant qu'être détenteur d'un message d'exception.

 

Ainsi, la toile intitulée 11 septembre, initiée le jour exact de la catastrophe que l'on sait, présente curieusement onze mains, dont deux dressées verticalement pourraient symboliser les deux tours pulvérisées de Manhattan, aux dires d'Américains stupéfaits par ce tableau.


Mais le plus inattendu concerne deux mains droites, l'une érigée en haut à droite en geste protecteur, l'autre abaissée en bas à gauche, le poignet plié d'épuisement.

 

À présent, changeons d'horizon et dirigeons-nous du côté de la thématique des «Tribus ». Le rapport de l'image au monde, coeur de l'esthétique figurative, se
situe sous un nouvel angle dans une suite de réalisations que l'artiste nomme « sculptures vivantes ». Ici, les oeuvres exécutées en trois dimensions, deviennent à leur tour les modèles d'oeuvres en deux dimensions. Une' déconcertante transitivité s'insinuet- elle ? Si la sculpture imn10bilise le vivant, comment serait- elle susceptible d'accéder au vivant ? Le trait d'union d'un art à l'autre, est clairement montré dans La valse des rondes, où les personnages sont juchés sur des socles carrés, à l'instar des statues ' réalisées à maintes reprises par Martine sur ce thème. La ronde n'est pas là une personne un peu forte, mais la petite ronde enfantine formée par des femmes faites, qui tournent par quatre en costume d'Ève, se tâtant mutuellement le ventre et se pressant contre un imposant élément circulaire central, espèce de tonneau des Danaïdes, que ces mystérieuses damnées tentent de soulever. Le transfert du bronze à la toile permettra-til d'expliciter le sens de cette scène énigmatique ?


Modelant, Martine se trouve au contact des corps qu'elle malaxe. Elle entre alors presque dans la danse, tâtant à son tour les ventres de ses silhouettes, qui ne sont plus tant ses filles que ses soeurs. Mais quel supplément d'âme pourrait apporter la transposition du volume en planéité, pour qu'on puisse vraiment appeler ces toiles « sculptures vivantes » ? La réponse arrive avec ces peuples improbables du cycle des « Tribus », où une race humaine à peau bleue en croise une autre à l'écorce pigmentaire banalement blonde .Autrement formulé, de clairs Occidentaux parés des reflets mordorés de la terre face à « des autres », qui ne se différencient pas par leur physionomie, seulement par leur couleur, céleste.

 

Ces personnages plus sombres ne sont pas des variantes de la négritude, pas plus des extraterrestres expurgés du fond du firmament. Impulsant son pinceau, Martine fait surgir dans le même espace-temps ces habitants du jour et de la nuit. Ceci, sans qu'on sache de quelle aurore ou de quel crépuscule, la nation bleue d'ombre et celle du plein jour auraient pu combler la frontière les séparant. Aussi loin que l'on s'attarde, ces « Tribus » ne font rien d'autre qu'évoquer des peurs disparues, des épousailles.

 

Un autre thème récurrent requiert Martine : «les Chevaux ». Fréquentant de longue date l'espèce chevaline, elle domestique ces animaux familiers campés le plus souvent à l'état sauvage, rarement chevauchés, jamais sellés ni sanglés. À l'égal des « Tribus », une sculpture précède la peinture, avant que n'interviennent les couleurs du rêve et de la vie. Le prototype modelé d'un seul cheval, résulte d'un dressage symbolique, tandis que l'application à la peinture autorise un véritable élevage, une multiplication des troupeaux. Dans ces périmètres à consonance onirique, saturés de lumières et de rivières en cascade, on s'aperçoit qu'elle côtoie d'étranges créatures équines, exhibant les mêmes pigments dermiques que les hommes et les femmes des « Tribus » jaunes et bleues.

 


Gérard XURIGUERA