1993, DELAFOND Marianne et DESTAIS Tessa, "Martine Martine", Préface de la monographie parue à la Bibliothèque des Arts

« Il n’est pour une oeuvre d’art qu’un critère de valeur, c’est de ne pouvoir être expliqué ».

 

Aussi, fort de ce constat exprimé par Georges Braque, vous comprendrez, chère Martine Martine, que je n'aurai pas l'impudence de me commettre dans une quelconque tentative cherchant à expliciter votre travail.
Poursuivant la quête de quelque exorcisme obscur, que ce soit dans les orchestres, au travers de vos vernissages, dans les nus groupés et écartelés, dans vos faisceaux de mains implorantes, votre oeuvre m'est apparue comme privilégiant une certaine « loi du nombre » comme pour mieux en souligner la prépondérance sur l'unicité des êtres et des choses.
Les mains souvent présentées ont particulièrement retenu mon attention du fait du message dont elles se trouvent souvent porteuses, et qu'elles tentent de nous transmettre.
De la main négative des chasseurs collecteurs, à la main créatrice des Dieux qui en ont fait surgir la vie et la mort. La main met l'homme en relation avec son corps; la main devient aussi l'instrument d'une intelligence, quand elle n'est la représentation publique et intime d'une projection de l'âme profonde.
Vos mains proposent une attention toute particulière par le fait qu'elles disent mieux que n'aurait su l'exprimer un visage ou un corps, par le fait qu'elles sont à la fois visage, corps et esprit. Hiérophantes d'un monde d'orantes suppliantes et décharnées, baignées dans des harmonies cramoisies, volontairement retenues et austères, ce ballet incantatoire prend alors une résonance tribale première, que nous retrouvons dans votre sculpture.
Il y a en effet dans cette dernière un je ne sais quoi de tellurique, de souterrain. Les corps tantôt extatiques, tantôt tourmentés, dégagés de tout académisme procèdent d'une vision proche de celle qui nous est proposée par les fétiches, qui, voici quelques décennies était encore qualifiée de primitive.
Que serait Degas peintre sans Degas sculpteur ? Que serait Giacometti sculpteur sans Giacometti peintre? Que serait Martine sans Martine? C'est sur un constat emprunté à Claude Roger-Marx que je conclurai mon propos, car il m'est apparu comme exprimant parfaitement le passé, le présent, mais surtout le devenir qui vous est offert : « Ne dissimulant ni ses manques ni les sources pures auxquelles elle a puisé, Martine n'a sacrifié à aucune théorie, aucune mode ... ».

 

A Georges Rouault qui se justifiait de l'influence très présente de Gustave Moreau dans ses premières oeuvres, Degas avait répliqué: « On est toujours le fils de quelqu'un !»


Martine Martine, étrange signature que ce double prénom apparemment anodin, choisi pour mieux affirmer la primauté de l'oeuvre sur l'être, et qui révèle immédiatement le trait dominant de la personnalité de l'artiste, cette volonté de s'affranchir de toute racine, toute filiation artistique ou familiale, toute réminiscence, toute dépendance. La création dit-on commence par le reniement.
C'est pourtant à ses origines et aux circonstances de sa jeunesse que Martine doit ses rencontres avec la peinture, et peut-être cette part de densité à la frontière du drame qui est la marque caractéristique de son oeuvre. L'étude des vocations, quel que soit leur domaine d'application, enseigne, comme Louis XIV l'apprit à son arrière-petit-fils le futur Louis XV, que c'est par les petites histoires que survient la grande, le destin basculant toujours au détour d’une anectode. Claude Monet, fils d’un épicier du Havre, découvrit la peinture grâce à un marchand de couleurs qui exposait près de sa caisse des toiles d’Eugène Boudin. Degas descendant d’une très ancienne lignée aristocratique, prit conscience de sa vocation au cours de ces promenades dominicales souvent haïes des enfants riches : « Notre bonne nous emmenait au Louvre. Mon frère faisait des glissades sur le parquet, et moi je regardais les tableaux. »


Martine Lévy est née à Troyes en 1932 dans une famille cossue et intellectuelle. Sa grand-mère avait tenu des réunions où l’on dissertait sur Gide, Jules Romains et bien sûr Proust. Denis, sa mère peignait et écrivait des poèmes, des bouts rimés. Son père, Pierre Lévy, avait commencé une collection de peinture en achetant en premier un Utrillo, un Otton Friez et un Vlaminck.

 

Mais la guerre va jeter le désordre dans cette famille de la grande bourgeoisie de province. Les Lévy sont contraints de fuir Troyes occupée par l’armée allemande en 1941. Martine et son frère aîné, Jean, tenteront de rejoindre la zone libre cachés dans le coffre d’une Peugeot tandis que leur frère et soeur cadets étaient confiés à la Croix-Rouge qui devait les conduire jusqu’à Valençay.


Valençay, au cours de ces années de guerre était le centre artistique de la France occupée : une partie importante des collections du Louvre y avait été transférée, et était abritée au château de Talleyrand-Périgord ; sous l’autorité du conservateur Carle Dreyfus et ·de son adjoint à l'époque Gerald Van Der Kemp, lequel deviendra plus tard le conservateur de Versailles puis celui de Giverny. Pierre et Denise Lévy fréquentent assidûment le château et l'hôtel d'Espagne où se tenaient des réunions entre les conservateurs et les personnalités des musées nationaux de passage à Valençay.


Cette période étonnante de Valençay où la passion pour la peinture exerce une domination absolue sur l'esprit d'un petit groupe, reléguant en toile de fond les tourments de la guerre, marquera définitivement Pierre et Denise Lévy qui deviendront par la suite de grands mécènes et collectionneurs.

 

En 1943, fuite à nouveau devant l'avancée allemande et la persécution qui s'attache en particulier aux juifs. Les Lévy cette fois se cachent chez des amis à La Vernelle dans l'Indre, Martine a 11 ans et elle sait qu'elle ne doit ni sortir du jardin ni s'approcher des clôtures. La peur de la dénonciation est permanente. Cette vie clandestine durera 18 mois. A la libération de Troyes, Pierre et Denise Lévy s'installeront avec leurs enfants à Bréviandes, dans la maison de campagne des grands parents de Martine. Mais le retour à la liberté est obscurci par les larmes : comme beaucoup de familles, les Lévy pleurent des parents morts en déportation. Martine n'a pas tout à fait treize ans.


Bréviandes est ouverte aux artistes. Derain, Dunoyer de Segonzac, Villeboeuf, Cavaillès font partie des habitués de la maison. Maurice Marinot et sa fille Florence viennent y passer la journée tous les mardis. Dans le langage familial on les appelle les « Mardinot ». Les Mardinot joueront un rôle décisif dans la vocation de Martine. Le peintre et maître verrier corrigea ses dessins, et de le voir toujours un crayon ou un pinceau à la main, décida Martine à se consacrer à la peinture.

 

Martine vit alors à Paris chez sa tante et débute en atelier comme beaucoup de peintres, à l’Académie Julian et à la Grande Chaumière, où elle apprend à organiser une composition, à marier techniquement les tons chauds aux tons froids, les pleins aux vides. Si elle ne rencontra pas dans les ateliers de maître dont elle subira volontairement l’influence, beaucoup d’artistes très différents se croisaient pourtant à l’époque à la Grande Chaumière, de Goerg au maître japonais Imahi – Martine y fera cependant une découverte essentielle pour le peintre et le sculpteur qu’elle allait devenir : celle de la liberté du corps, autrement dit, la nudité.

 

Jeune fille rangée de la bourgeoisie, elle n’avait évidemment jamais vu d’homme nu. A la première séance de travail en groupe à l’Académie Julian, Martine en vraie provinciale arrive en avance sur l’heure. Elle se retrouve seule dans l’atelier avec un jeune homme qui la salue, enlève son paletot, puis ses chaussures, sa chemise. Quand il ôtera son pantalon, la jeune fille ébahie avait pris la fuite. Mais elle reviendra, et souvent : ce jeune homme au strip-tease était simplement le modèle.

 

Martine épouse Léon Cligman. C’est un mariage d’amour entre cet homme qui bâtira un empire à partir du textile et cette héritière des Lévy, cette autre famille du textile.

 

Les contes de fées se prolongent quelquefois dans le quotidien : Léon Cligman est lui aussi un passionné de peinture, mécène et collectionneur. Ce sera lui qui achètera et fera revenir en France, l’un des tableaux les plus importants de la Fresnay. « L’homme buvant et chantant ». Dans la salle de conférence où il réunit ses collaborateurs proches, domine un superbe très grand format de Bernard Buffet : « New York ».

 

Mais l’orgueil des créateurs, et leur incessante volonté d’indépendance, bouscule les situations les plus favorables. L’artiste veut exister et n’exister que par lui-même. Martine ainsi, tranchera sa vie en deux séquences, deux films distincts : une fie familiale et mondaine et l’autre vie, cette de l’artiste. La signature qu’elle adopte, ce double prénom, confirme définitivement son choix. 

 

Tous les matins, Martine se rend à son atelier où elle enfile une blouse blanche. Elle y travaillera jusqu’au soir avec souvent pour seule compagnie son poste de radio, qui diffuse de la musique classique. Solitude si grande du créateur devant une oeuvre qu’il poursuit jour après jour, sans qu’aune sanction ou récompense ne le délivre de cette interrogation, ce doute : est-ce bon, est-ce mauvais, ou pire, n’est-ce rien. Au-delà de toutes les modes, toutes les flatteries, toutes le vanités ou toutes les déceptions, l’artiste sait que le seul véritable juge de son oeuvre sera le Temps, qui peut reléguer aux oubliettes de l’histoire les gloires à la réputation immortelle, et honorer un Van Gogh, qui de son vivant n’avait pu trouver un seul acquéreur pour ses toiles.

 

« Peindre est une torture » répétait souvent Claude Monet qui attendit l’âge de 72 ans pour que triomphent ses nymphéas. Quant à Cézanne, le peintre des volumes nets, cristallisés dans la lumière, il était, pour les critiques, même Huysmans, « caractéristique des impressionnistes qui n’ont pas réussi ».

 

Kandinsky a expliqué d’une phrase ce curieux et apparent masochisme des artistes qui investissent une si grande part de leur vie et de leurs espérances dans l’exercice d’un art qui les tourmente, tourment d’ailleurs assez incompréhensible aux yeux de leur entourage, Lorsque l’artiste a trouvé le moyen juste, c’est la matérialisation d’une vibration de son âme qu’il se voit contraint d’exprimer ».

 

Martine a connu sa première réussite en 1956, lors d’une exposition de groupe à la galerie Romanet, intitulée : « De Cézanne à Bernard Buffet ». Le musée d’Albi acquiert l’oeuvre qu’elle y avait présentée, « Bouquet de fleurs dans un atelier ».

 

Effrayée par ce succès qu’elle etime précoce, elle a 24 ans, Martine se replie dans son atelier, et pendant plus de 15 ans, n’exposera plus rien, tout en travaillant presque quotidiennement. Sa production est considérable.

 

Ce fut Claude Roger-Marx qui l’exhortera le premier à sortir de sa retraite et la convaincra d’exposer chez Katia Granoff en novembre 1971. Dans la préface qu’il rédigea pour la présentation cette première exposition personnelle de Martine, le fameux critique fit preuve d’un enthousiasme flatteur : « Ces toiles témoignent d’une allégresse, d’un tonus, d’une décision, d’une véhémence qu’on ne trouver qu’assez rarement chez une femme. Elles n’éludent ni ne feignent ».

 

Sa rencontre avec Henri Bénézit, le grand marchand et connaisseur d’art, révèle une autre facette de ce tempérament entier, cette détermination saluée par Claude Roger-Marx. Un rendez-vous est pris pour 14 heures, un jour à l’atelier. A 13h30, alors qu’elle se préparait à attendre Bénézit dans la fièvre, l’angoisse (Martine est aussi une timide), son banquier lui téléphone pour lui demander de venir enlever d’urgence les objets de valeur de ses coffres, les parties souterraines de la banque venant d’être inondées par la montée des eaux de la Seine. Dans les coffres bien sûr, étaient entreposées notamment des toiles de grands maîtres. Léon est en voyage. Martine hésite, elle essaie de joindre Henri Bénézit. Il est déjà en route. Elle choisit de ne pas bouger de l’atelier et de maintenir ce rendez-vous dont elle attendait le chapitre suivant de sa carrière naissante, et tant pis pour les trésors du coffre !
« Après tout », expliquera-t-elle plus tard à un mari médusé, « les Maîtres, ont eu leur chance, c’est peut-être la mienne qui arrive aujourd’hui ».

 

L’avenir immédiat lui donna raison. L’eau des coffres n’avait pas atteint le niveau des chefs-d’oeuvres et Martine exposera à plusieurs reprises à la galerie Henri Bénézit, puis à Béziers, à Lille, à Jérusalem, à New York, à Rome. Ses oeuvres sont présentes dans les musées de Troyes, d’Albi, de Tours, de Dunkerque, etc., et au musée d’Art Moderne de Paris, ainsi que dans de nombreuses collections privées.

 

Contrairement à la plupart des peintres qui ont aimé travailler épisodiquement aux côtés d’autres peintres, - Monet a planté son chevalet près de celui de Courbet ou de Bazille, Heckel près de celui de Mueller, expressionniste de la Brücke comme lui, Sérusier a peint sous la direction de Gauguin à Pont-Aven -, Martine est une artiste solitaire. Peu attirée par le paysage, traitant assez rarement la nature morte classique, Martine a inventé dans le clos de son atelier, pendant plus de 35 ans, un monde où les personnages animés de mouvements justes, d’expressions vraies, dépassent la réalité pour s’ériger en symboles du pathétique ou de la dérision. Il suffit de regarder ses sculptures monumentales, aux formes pesantes, chair de bronze pétrie par une main pressée et ferme, pour comprendre que Martine est habitée par une force barbare ou primitive pour certains, biblique pour d’autres. Il est peut-être là, son secret. Et le secret de l’histoire qu’elle nous raconte à travers ses huiles, ses bijoux, ses gravures, ses sculptures. L’histoire d’une humanité livrée à l’empire de ses instincts.

 


DESSIN ET GRAVURE
C’est par sa diversité que l’oeuvre de Marine ne respecte la tradition des maîtres anciens, une oeuvre vaste qui s’exprime dans toutes les techniques, de la peinture, au dessin, à la sculpture, jusqu’à la poterie et aux bijoux, sans perdre cependant son unité intinctive.

 

Le dessin révèle souvent le tempérament de son auteur. Si les premiers traits de Martine sont un peu académiques de par la pose du modèle, très vite le caractère « tactile » des ses dessins au crayon ou à la plume devient évident, contours fortement marqués, hachures serrées définissant sans ambiguïté les volumes et réservant les blancs. Pour elle, dessin et sculpture se confondent pour n’être plus qu’un seul élément de l’art tel qu’elle le conçoit, c’est-à-dire la définition purement « plastique » des formes dans un espace à rois dimensions. Le dessin de Martine n’est pas « mise en page », mais confrontation avec l’objet représenté, et avec elle-même.

 

La plupart des sculpteurs ont accordé une importance majeure au dessin, le considérant bien plus qu’un exercice préparatoire ou une gamme inévitable pour délier la main. Rodin lui-même se fit connaître du public d’abord par ses dessins et Carpeaux le préconisait comme une discipline : ‘Le dessin libre, tout est là ! Mettez dans le trait l’impression fugitive, conservez l’élan ».

 

Les nus de Martine, assis ou bien debout, n’appellent aucune lascivité mais traduisent seulement le mouvement du corps dans sa densité, ou bien se déchaînent au rythme d’une bizarre mélopée, telles ces « sculptures dansantes ».

 

Sous ses portraits croqués en 1980, perce déjà un talent de caricaturiste, talent qu’elle utilisera plus tard dans ses huiles intitulées Scènes de vernissage ». Le visage de la mère endormie montre l’économie des moyens, comme pour laisser tout le champ à la souffrance. Les multiples études de mains, mains jointes, mains qui prient, mains pensives, ou mains traitées en bouquet, annoncent le thème obsessionnel.

 

La gravure sur bois (ou sur lino, Martine utilise les deux planches) exige rigueur et concision dans la conception de l’image et va l’aider à clarifier la forme. La sévérité de la construction, la force des contrastes se manifestent alors dans leur
pureté ».


La monochromie accuse ici l’étrangeté des portraits qui se donnent un air de masque primitif ou plutôt de têtes taillées grossièrement dans le bois par un artisan d’une tribu d’Afrique, mais posées sur un socle, comme le sont les têtes de bronze.

 

La gravure, art austère, inspire à Martine une scène d’intérieur qui respire la douceur de vivre et le charme, sujet qu’elle ne traitera jamais dans ses huiles. Le fond blanc, le travail du noir en perspective, parviennent à créer une impression de très grande luminosité. Les mains sont toujours présentes, mais la technique de la gravure les désincarne pour ne retenir qu’une composition quasi géométrique axée sur le croisement de deux diagonales.

 

C’est dans sons oeuvre gravée que Martine, paradoxalement se montre le plus apaisée.

 


LAVIS
Pour ses oeuvres les plus récentes, Martine a choisi la technique du lavis (encre de chine lavée d’eau) qui se marie à merveille à sa connaissance intuitive et à son goût irraisonné du mouvement. En effet, si le dessin au pinceau ne permet pas d’hésitation car la touche d’encre une fois posée ne peut être effacée, et nécessite donc de travailler vite, il conserve de ce fait, intacte la sensation première de « l’improvisation » et exprime une légèreté dans les contrastes que ne peut saisir la peinture à l’huile. Martine donne alors libre cours à sa fantaisie jusqu’à adopter les grands formats, rarement employés dans ce genre de procédé, et qui confèrent à ses lavis le caractère définitif d’une peinture à l’huile.

 

Dans ces dessins au pinceau où l’homme se réduit à des formes anonymes, l’essentiel réside dans le geste qui appuie ou devient léger pour suggérer le volume et le mouvement, sans s’arrêter à la précision des détails. La technique du lavis lui permet d’oublier, comme dans ses sculptures, le côté fini, léché de la peinture à l’huile. Martine reprend les thèmes de la danse et de la musique qu’elle a traités souvent en peinture et en sculpture, mais ici les danseurs occupent la totalité du cadre. Dans une harmonie de gris bleutés et bruns adoucis, traités en clair-obscur, ces êtres par leurs attitudes, par leurs regards, manifestent une intériorité qui semble vouloir ou devoir les protéger des atteintes extérieures. Les musiciens eux, sont penchés sur leurs instruments, grisés par le rythme, indifférents à tout ce qui n’est pas leur partition, comme sur cette vision d’une salle de concert où la perspective rehausse la ligne d’horizon. Les personnages sont indiqués par des traits ronds puis des ombres tachées de blanc quand ils participent à la stucture du fond. Les fonds sont volontairement indéterminés, pour projeter le sujet au premier plan. 

 

Dans la série consacrée à la musique et à la danse, Martine se laisse emporter par le charme irréel de ces créatures sans véritable visage qu’elle crée, mi-luntins mifantômes, et il se dégage de ces oeuvres une atmosphère étrange presque apaisée. Puis, sans que rien ne l’ai laissé prévoir, les démons surgissent, et ses derniers lavis, au format de plus en plus monumental, se peuplent d’une monde au premier abord inquiétant, où des êtres dont la position dominante est soulignée par un rehaut de couleur brun-orangé, exécutent une saturnale devant une multitude de bleu-livide. Le contraste des tons, le contour au noir des personnages principaux, l’absence de fond, dramatisent la scène. « Les mains foncées », contrairement à leur nom, sont blanches et brunies d’ombre sur ce lavis, où elles sont travaillées individuellement, chacune dans une position propre, mais toutes sont tournées vers le ciel, les doigts prêts à l’agrippement.


D’autres mains tournent autour d’une violoniste, des mains disproportionnées par rapport à la dimension du musicien, c’ est elles qui servent de fond à ce lavis, mais un fond particulièrement présent, comme le sont les décors qui hantent quelquefois les rêves.

 


BIJOUX – SCULPTURES
Les bijoux de Martine sont d’étranges petits objets sculptés, créatures imaginaires et grimaçantes, félins, chevaux, rosaces, tout en creux, en angles, en bosses, et dont l’aspect primitif est accentué par le métal dans lequel ils sont fondus : l’or. Car l’or ici, retrouve sa valeur d’origine. Synonyme aujourd’hui de luxe, de richesse, de raffinement, l’or fut en réalité utilisé par l’homme du paléolithique bien avant qu’il ne découvrit le fer et le bronze. Ves 30 000 jusqu’à 13 000 ans avant Jésus-Christ, les premiers hommes accrochaient semble-t-il à leurs armes de chasse et de pêche, des breloques fabriquées avec des baies ou taillées dans le bois, l’os, l’ivoire, la pierre...et l’or, une matière première facile à marteler parce que peu dure, et qui se trouvait comme prête à l’emploi dans la terre. Ainsi l’âge de pierre est-il aussi le premier âge de l’or.


De tous les êtres vivants, l’homme est le seul à aimer et à pouvoir se parer d’ornements, et si l’histoire de ceux-ci épouse intimement la courbe de sa propre histoire, c’est qu’au-delà des critères d’esthétisme, et de technique, ils sont d’abord manifestation de symboles ou de rite. Les pendentifs paléolithiques, taillés en rondelles, en rectangles ou « contours découpés », figurant une tête d’animal, toujours une tête de cheval, seraient des amulettes. L’or couleur du soleil et matière inaltérable leur confère un pouvoir d’éternité.

 

De 2000 ans jusqu’à Jésus Christ, les orfèvres savaient déjà tout de l’or, de la technique de granulation et du filigrane que les Phéniciens puis les Ētrusques portèrent à son affinement le plus délicat, au sertissement des pierres de couleur en vogue dans l’Ēgypte, au bijou tressé des Vikings. Les sujets traités évoluent avec la rencontre des civilisations, développée par le commerce. Les motifs animaliers venus des steppes du sud de la Russie apparaissent aux extrémités des torques et des bracelets, les bijoux grecs abondent de spirales et de bouquets floraux, adoptés également par les celtes, la fleur de lotus qui deviendra dans le christianisme l’emblème de la Vierge et de la naissance du Christ, est une des formes courantes des bagues bizantines, et symbolisait en Ēgypte la naissante du dieu du soleil.

 

Les bijoux de Marine ne se rattachent à aucune influence claire, et appartiennent à un âge inventé par elle, mettant en scène un bestiaire ancien où les fauves et les chevaux cohabitent, tandis que les visages de ses créatures soi-disant humaines, montés en bague, en broche ou en boucle d’oreille évoquent les chimères de l’Asie mineure, les masques précolombiens, ou ce « Taureau à tête humaine », créé vers 2500 avant Jésus-Christ et conservé au musée d’Alep. Ce taureau en or, bois, stéatite n’est pas un bijou, mais une sculpture ; En fait, les bijoux de Martine n’en ont le nom que par leur destination, leur usage. Les rosages de ses colliers en or ont le relief de la pierre, cette autre matière première des premiers âges.

 

 

CERAMIQUE
« En 1952, Martine s’est essayée à la céramique, en créant des pièces faites de spontanéité et de connaissance des arts primitifs. Utilisant les ressources de la poterie vernissée, elle manifeste un sens de la couleur très personnel.

 

Rares sont les pièces contemporaines manifestant une telle liberté d’expression ». (Extrait du catalogue 1979-1989 du Musée National de Céramique de Sèvres).

 

 

PEINTURE
On ne peut pas peindre éternellement des femmes qui tricotent et des homes qui lisent, déclarait Edvard Munch, le norvégien, précurseur immédiat des expressionnistes allemands, notamment ceux du groupe de Dresde qui pousseront jusqu’au paroxysme la recherche d’une représentation jaillie de l’inconscient et des pulsions vitales, au détriment de la vision du réel ou de l’esthétisme.


Il y a de même chez Martine Martine tant d’élans, d’urgence intérieure, que le besoin d’expression supplante le style. L’essence de son art ne provient pas d’une maturation artistique ou mentale, mais d’une nécessité impérieuse autant qu’irréfléchie. Elle peint pour communiquer, à travers la plus haute tension, une autre réalité. Son appréhension de la toile blanche est révélatrice de sa démarche sans tabou : elle commence par essuyer dessus ses pinceaux ! Ce barbouillage lui servira de premier fond sur lequel elle va poser d’instinct par touches épaisses et larges, un personnage, un livre, complétant sa composition uniquement par empirisme. « Je ne sais jamais d’avance où je vais » dit-elle.

 

Le regard qui embrasse l’ensemble de sa production, des dessins à la sculpture y décèle cependant une cohérence, un ordre, qui est peut-être celui de l’obsession. Martine limite ses sujets, qu’elle travaille par vagues de plusieurs mois, elle les abandonne, les reprend au gré d’un cheminement sans explication plausible. Les musiciens, les livres, les scènes de vernissage, les nus et les mains, forment la trame essentielle d’une inspiration qui revient sans cesse sur ses pas. Ses tableaux en évoquent toujours un autre, chaîne dont aucune partie n’est jumelle.

 

La main est son thème fétiche ; Main vécue à la fois comme créatrice et création, main outil, main modèle. C’est un instrument et une représentation, un sujet et un objet, d’où la double importance de la main pour Martine qui est à la fois peintre et sculpteur.

 

Toutes les civilisations ont utilisé le langage des mains, emblême royal et de justice, signe de chance avec la main de Fatma, signe de vie ou de mort dans l’art mexicain, de l’attitude spirituelle dans le bouddhisme et l’hindouisme. La main bénit, elle désigne, elle exclut, elle frappe, elle donne, elle interpelle, elle caresse, elle étrangle. Les enfants se tiennent par la main pour faire la ronde, les sourds muets s’en servent pour communiquer, les chiromanciens y déchiffrent les lignes de la destinée. La main est universelle. Dans la grotte de Gargas, en Hautes Pyrénées ont vient de découvrir 250 empreintes de mains, blanches sur la roche colorée de rouge ou de noir et qui seraient en quelque sorte les premières peintures de mains dans le monde, laissées par l’Homo Sapiens,

 

Les mains de Martine expriment une angoisse originelle. Traitée en étude, c’est « la main qui pleur ». Mais le plus souvent ce sont des foisonnements de mains, ondulantes, ouvertes en corolles, levées vers ou contre le ciel. Mains surgies de quel enfer intérieur, de quelles ténèbres concentrationnaires, quelle mémoire. Mains sublimes ou haïssables selon que l’on supporte ou non de contempler leur ballet. Les mains de Martine, ne laissent personne indifférent. 

 

Si le caractère obsessionnel de l’inspiration, entraîne chez Martine une construction par entassement, par empilement, une occupation proliférante de la surface, qui rompt avec l’ordonnance compositionnelle héritée du classicisme, il la contraint à recherche dans la couleur une expression immédiate et maximale. Mains jaunes, mains rouges, mains sur fond noir ou fond rehaussé de vert strident.

 

Les scènes de vernissage, délaissant l’anecdote, traduisent une atmosphère. Les études de personnages sont des portraits sommaires et pourtant très ressemblants, abordés sous l’angle de la caricature sur le vif qui ne retient que l’essentiel. Martine se représente souvent dans ces « vernissages » qui sont en fait les vernissages de ses propres expositions, comme Hitchkock se promène avec un humour furtif, dans les drames qu’il met en scène.

 

Les nus dans un paysage. Dépassant les contingences de la forme, le mouvement naturel devient spontanément porteur d’expression. C’est la valeur d’émotion de la couleur qui fournit le point de départ de ce tableau. Le paysage est ici indiqué de la manière la plus succincte, nus et paysages se fondant en un seul motif : la célébration d’un mythe dionysiaque. Ces êtes dansant semblent y participer, dans l’osmose des corps et de l’environnement ; Mai sont absents le Satyre et les Bacchantes qui constituent généralement le cortège de ce dieu grec, qui est aussi le dieu de la génération. Et cette absence confère à cette danse, ou plutôt à ce rassemblement de nus, une certaine tristesse, un manque d’animation. La danse des hommes nus est sans doute une fête grave, orientée vers la quête de l’absolu. Le rouge éclatant symbolise ici l’angoisse première de la recherche.

 

C’est la gaieté au contraire qui colore les « nature mortes » de tonalités franches, bleu de prusse, rouges lumineux, safrans et verts vifs. Martine, d’une main impérieuse crée des harmonies raffinées, rapproche un rouge clair d’un noir profond, ou oppose un bleu tendre à un jaune citron. Et tant pis si les reflets qui irisent la transparence des cruches ou se brisent sur une table croulant sous les livres, ne sont pas observés mais inventés, d’ailleurs elle s’en moque, « elle n’en fait qu’à sa tête » disait Claude Roger-Marx, elle imagine, elle crée. « L’artiste, proclamait Paul Valéry, ne voit que ce qu’il songe ».

 

Les livres, c’est une autre invention de Martine, sont traités en « natures mortes ». Empilés n’importe comment, dans un chatoiement de coloris tantôt vifs tantôt sourds, leurs pages grandes ouvertes comme soudain abandonnés par un liseur capricieux, ou alors fermés, épais, cossus sous leur cuir, les livres de Martine sont empreints d’une sensualité très rare chez elle. C’est bien le comble !

 

Elle excelle dans les portraits, à cerner non seulement la ressemblance, mais plus loin, au-delà du modelé des figures elle raconte, en peignant la timidité d’un regard ou l’impériosité d’une tête sous un chignon, l’histoire cachée de la vie de son modèle. Ses autoportraits ne sont pas des images narcissiques mais des auto-analyses violentes et sans complaisance, comme par crainte d’approcher trop près du mystère de sa propre existence.