2003, HARAMBOURG Lydia, "Sumotori", préface de l’exposition à la galerie Nicolas Deman, Paris

Les sumos s'affrontent pour une lutte gigantomachique.
Leurs prises, leurs attitudes sont emblématiques de L' Empire des signes mis en lumière par Roland Barthes. Alors d'où vient l'accord qui relie avec tant de vérité la pratique ancestrale de cet art martial à la peinture de Martine Martine ? De quel ordre est-il, si ce n'est l'ordre plastique qui lui fait , multiplier depuis plusieurs mois les études d'un combat aux mystérieuses chorégraphies dans lesquelles elle décrypte beauté et puissance, et reprendre sans se lasser les mouvements identitaires de ce sport, exercice à la fois physique et spirituel qui convoque simultanément l'équilibre', la vitesse et la précision, au point de constituer un ensemble thématique qui fait aujourd'hui l'objet de cette exposition ? A regarder ses grandes peintures au lavis qu'accompagne une série plus petite on ne peut se défendre de penser que l'artiste a trouvé avec ce sujet, la continuité d'une démarche dans laquelle son principe formel exalte la nature humaine dans son expression la ' plus authentique.

 

Chez Martine Martine, le peintre et le sculpteur cohabitent avec bonheur. Ici, à partir des seuls noir et blanc, elle retrouve les exigences propres à la sculpture en matière de volume et de masse.
Elle ne cherche pas tant à transcrire picturalement les quarante-huit techniques utilisées par les rikishi qu'à saisir dans ces empoignades mythiques aux lointaines origines shintoïstes, la permanence des gestes dans leur diversité immuable.
Elle se refuse à faire le reportage de ces matchs, longs d'à peine une dizaine de secondes, pour une narration qui simulerait le reportage, mais veut arrêter par la maîtrise de la main ces moments où l'énergie et la concentration se rejoignent pour l'accomplissement d'une figure hors du temps.

 

Ses lavis naissent de la double convergence de son acuité visuelle et de sa pensée qui lui font retrouver ce point d'équilibre et d'harmonie à travers ' deux corps mus par la même ardeur à faire toucher le sol à l'adversaire. Solidement campés sur leurs deux jambes, le corps démesurément disproportionné, pesant, monstrueux dans ses chairs flasques pudiquement habillées d'un pagne porté avec une ceinture retenue par des cordons, les sumos s'agrippent, tanguent jusqu' au point d'équilibre parfait. La main de l'artiste réécrit l'épopée gestuelle d'un enjeu symbolique régi par un code millénaire. Le pinceau refait le trajet d'une prise. La ligne produit le volume tout en figeant la violence contenue. On pense à Baudelaire : "Je hais le mouvement qui déplace les lignes". Là où le dessin construit, donne l'échelle, un réseau maillé de traits à la gouache blanche griffée d'un geste instinctif et sûr, modèle dans la lumière l'anatomie. Dans son authenticité la plus brutale et la plus crue, le corps s'impose. Les mains, les pieds sont exagérément déformés dans leur offensive. La contorsion, arrachée à : l'instantanéité du mouvement ainsi arrêté dans une fixité troublante, est i saisie par un contour qui nous est restitué avec vigueur et qui renforce l'effet plastique jusqu'à suggérer son relief .

 

Rarement les formes ont atteint dans une peinture cette simulation du poids du corps, inducteur de l'action autant que du récit, cette présence corporelle par laquelle passe l'expressivité la plus intime . La pratique du modelage par Martine Martine lui a donné une liberté pour aborder le corps sans le priver de son apport métaphorique. Le corps chez le lutteur comme chez le peintre est signifiant. C'est tout le corps qui agit et qui parle dans leur affrontement avec l'espace. Un espace physique et délimité, ici soumis à la contrainte du cadre du ring, là à celui du champ fermé de la toile ou de la feuille de papier, devenus l'un et l'autre une aire où chacun recourt à l'art qui est le sien pour libérer sa propre dialectique.


Désormais le sujet ne précède plus la création. Celle-ci a laissé exalter sa : propre vitalité. Il y a osmose entre une pratique enracinée dans le passé d'un : peuple et sa transcription picturale. Il en est née une oeuvre forte et singulière. Ses séquences s'énoncent au rythme codifié des affrontements pour une capture plastique et émotionnelle sur laquelle le temps n'a plus prise.